Il y a des gens dont, pour le dire en termes crus, la gueule ne me revient pas. Sans que je sache nécessairement pourquoi. Un d’entre eux, avec sa gueule, ne me lâche pas depuis mes vacances en Italie cet été. Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Il s’agit de l’homme politique italien d’extrême droite Matteo Salvini, chef de la Lega (Nord) et depuis juin vice-premier ministre et ministre de l’Intérieur.

 

Article publié dans la chronique L'histoire du temps présent" dans le Tageblatt du 22-23 septembre 2018.

 

Je venais à peine d’arriver en Italie et c’est sa gueule que je voyais et entendais sans cesse à la télé. Tout a commencé le 14 août. A 11.36 heures, à Gênes, le pont Morandi, un axe routier principal non seulement pour la ville mais aussi entre le nord et le centre de l’Italie, s’écroulait sur une longueur de 200 mètres, ensevelissant sous lui des dizaines de personnes. Très vite, on parla de 35 morts. Le bilan fut finalement de 43 morts et 16 blessés, certains dans un état grave.

Avec consternation, j’ai suivi les émissions spéciales de la RAI, à la recherche d’explications. Dès les premiers commentaires de Salvini j’ai compris qu’il y a quand même des raisons pourquoi sa gueule ne me plaît pas. Dès ses premières interviews suite à la catastrophe, Salvini fait deux remarques. Premièrement, il déclare vouloir se mettre immédiatement à la recherche des noms et prénoms des coupables. Et que le gouvernement pense retirer la concession à Autostrade per l’Italia, la société gestionnaire privée du pont Morandi. Deuxièmement, en tant que ministre et citoyen italien, il n’accepterait plus que des obligations financières dictées par l’Union européenne empêchent la rénovation d’écoles, de routes, de chemins de fer. Au nom, déclare-t-il, du droit des Italiens à la sécurité, à la vie, au travail.

Le même 14 août, à 14 heures, Salvini envoie un tweet: „In una giornata triste, una notizia positiva.“ Dans ce tweet, il se réjouit que le bateau affrété depuis 2016 par SOS Méditerranée pour sauver des réfugiés en mer, Aquarius, que le gouvernement italien n’avait pas laissé accoster, se dirige vers Malte et que les réfugiés soient recueillis non par l’Italie, mais par l’Espagne, la France, le Luxembourg, le Portugal et l’Allemagne. Mais Salvini ne les appelle pas réfugiés mais „immigrati“. Ah oui, j’avais oublié un troisième commentaire fait par Salvini au sujet de l’écroulement du pont Morandi. En passant, peu de médias l’ont relevé, il a remarqué que la stabilité du pont aurait beaucoup souffert des nombreux camions en provenance de l’Europe de l’est.

Par l’intermédiaire d’un événement dramatique, d’une interview et d’un tweet, dans l’espace de quelques heures seulement, les mutations profondes du paysage politique en Europe m’ont été révélées. Un moment de colère et de deuil national a été instrumentalisé par Salvini pour y superposer comme grille d’interprétation les thèses propagées par l’extrême droite ces dernières décennies: 1. „Italiens, votre nation est menacée par toutes ces institutions supranationales, en premier lieu l’Union européenne“; 2. „A cause de l’immigration massive, surtout en provenance de pays non-européens, notre identité nationale est en danger“; 3. „Nous veillerons à mettre en place un Etat fort qui vous protège et qui punit nos ennemis, p.ex. les méchants actionnaires d’Autostrade per l’Italia.“ Ce n’est pas un hasard si Salvini ne parle pas, après la catastrophe de Gênes, de responsables, mais de „coupables“. Puisque lui, comme membre du gouvernement se met à la recherche des „coupables“, le gouvernement se substitue donc au pouvoir judiciaire, dévoilant l’attitude de l’extrême droite populiste à l’égard de la démocratie et de la séparation des pouvoirs. Comme l’a exprimé Marco Damilano, directeur de l’hebdomadaire L’Espresso, Salvini recherche des boucs émissaires à punir à travers un procès sommaire ou même sans procès.

L’autre vice-premier ministre de l’actuel gouvernement italien, le populiste de gauche Luigi Di Maio, leader du Mouvement 5 étoiles, l’a déjà trouvé, ce coupable, le même jour: Benetton qui contrôle Autostrade per l’Italia par une de ses sociétés financières. Di Maio annonce devant les caméras que cette société a son siège à Luxembourg et qu’elle ne paye même pas d’impôts en Italie. Benetton rectifie le lendemain que ce siège se trouve en Italie depuis 2012 et que la société paye ses impôts en Italie.

En tant qu’historien qui connaît un peu l’histoire de la place financière, cette allusion au Luxembourg m’a fait sourire car l’Italie et le Luxembourg sont effectivement étroitement liés à travers Autostrade per l’Italia. L’autoroute italienne, surtout les 755 km de l’Autostrada del Sole, a été construite par l’Etat italien à travers cette société gestionnaire qui a été privatisée beaucoup plus tard – avec la bénédiction d’ailleurs de la Lega Nord et de Salvini. L’autoroute a symbolisé, avec ses Autogrill, ses stations essence, ses ponts et ses tunnels le miracle économique italien à partir des années 1960. Elle a non seulement été empruntée par des dizaines de milliers de touristes luxembourgeois et d’immigrants italiens du Luxembourg retournant pour les vacances. Sa construction a surtout été financée par la première émission d’euro-obligations, à Luxembourg, en juillet 1963, pour Autostrade per l’Italia, un „euro-bond“ de 15 milliards de dollars destinés à financer les investissements dans le réseau autoroutier. L’émission de l’emprunt est cotée à la Bourse de Luxembourg, avec la BIL comme agent financier. L’essor économique de l’Italie est donc allé de pair avec l’essor du Luxembourg comme place financière. Mais cela n’intéresse ni Salvini ni Di Maio.

Non seulement Benetton a rectifié. La Commission européenne rappelle à Salvini que l’Italie a été un des principaux bénéficiaires d’aides européennes notamment pour infrastructures et qu’en avril 2018, „la Commission a également approuvé un plan d’investissement pour les autoroutes italiennes, qui permettra d’investir environ 8,5 milliards d’euros, y compris dans la région de Gênes“. Salvini n’a pas tweeté cette information.

Tout comme ce tribun d’un parti qui se déclare représentant du „peuple contre les élites“ n’a pas tweeté non plus que son parti doit restituer 49 millions d’euros, fruits d’une fraude de la Lega, argent versé par des donateurs divers, parmi eux des noms de grosses sociétés et multinationales, ceux-là mêmes que Salvini veut „punir“ quand il parle au peuple.

De retour au Luxembourg, j’étais content de ne plus voir sa tronche. Jusqu’à ce que, merde alors, elle ne réapparaisse la semaine dernière dans tous les médias luxembourgeois. Jean Asselborn, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, eut la chance ou la malchance, contrairement à moi-même devant la télé en Italie, de pouvoir réagir directement à ses propos incendiaires, lors du sommet Union africaine - Union européenne à Vienne le 14 septembre. Sans savoir que des collaborateurs de Salvini filmaient la scène avec un portable. Salvini avait notamment dit: „En Italie, nous ressentons l’exigence d’aider nos enfants à faire d’autres enfants. Et pas à avoir de nouveaux esclaves pour remplacer les enfants que nous ne faisons plus.“

Je comprends parfaitement la colère spontanée de Jean Asselborn. Et en même temps toute l’impuissance à l’égard de la banalisation des partis d’extrême droite dont les théories et discours sont portés par des partis au pouvoir en Europe de l’est, de l’ouest et du sud. Regardez la vidéo et ce que prêche Salvini. Il sait pertinemment que les jeunes Italiens ne feront aujourd’hui et demain pas davantage d’enfants. (D’ailleurs, les mêmes théories natalistes d’un autre âge avaient cours au Luxembourg, non seulement dans l’extrême droite mais également dans les partis traditionnels. Sans que le taux de natalité ne progresse ensuite, bien au contraire.) Salvini propose ce „remède à l’immigration“ parce qu’il veut propager une conception ethnico-culturelle et non démocratique de la nation et de l’Etat. Le discours de la pureté de la „culture“ a remplacé le discours sur la pureté de la „race“. La matrice xénophobe est la même.

Une matrice xénophobe qui transparaît d’ailleurs dans les choix des mots. Traiter les Afri-cains d’esclaves renvoie à l’épo-que colonialiste de l’Italie musso-linienne. Sauf que les Africains d’aujourd’hui usent de leur droit de réponse, par le biais de la Commission de l’Union afri-caine: „Dans l’intérêt d’un enga-gement constructif dans le débat sur la migration entre les deux continents, l’Union africaine re-quiert que (Matteo Salvini) retire ses déclarations désobligeantes.“ Comme Jean Asselborn avant elle, la Commission rappelle: „il est de notoriété publique que l’émigration depuis l’Italie durant les deux derniers siècles a été le plus important cas de migration dans l’histoire moderne de l’Eu-rope“.

„Merde alors!“ est entre-temps devenu un slogan antiraciste relayé par de nombreux sites et journaux africains. Il faut espérer que ce „Merde alors!“ incite les Européens à se poser la question comment et pourquoi la Lega de Salvini et son populisme xénophobe ont pu recueillir 18% des suffrages aux dernières législatives en Italie et ainsi entrer au gouvernement. La lutte indispensable contre les forces de la haine passe par une analyse des causes de leur succès.

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